Le chant du soir

Elle ne peut vivre que dehors, parce que sa maison un jour s’est écroulée sur elle. Elle n’a pas de toit et n’en veut plus, elle dort ici ou là, sous un cocotier ou sous le porche d’un temple à l’époque de la mousson. ­Elle a eu des enfants, un garçon et une fille, tués près d’elle à Andaman la nuit du grand tremblement, quand la terre s’est ouverte pour les aspirer en elle. Depuis, elle se sent tirée elle aussi, vers les entrailles du sol, et quand on la voit marcher, on a l’impression qu’elle s’arrache à des sables mouvants. Ses traits semblent gravés dans du bois, c’est une effigie d’ébène, avec ce voile rouge du sari sur le front, un tissu léger que le vent soulève. Elle a de grandes oreilles, elle dit que c’est pour écouter le souffle du monde. Elle gonfle sa poitrine, elle mime cette respiration. Malar n’est plus une femme, c’est un élément. Elle tombe avec la pluie, déferle avec les vagues. Et quand le soleil de midi cogne sur la terre craquelée, elle est cette brûlure, cette soif que rien n’apaise.

Malar est habitée par d’étranges esprits, et quand elle passe en fredonnant, tout le monde se tait, les enfants ont peur d’elle et se cachent derrière les embarcations pour rire sur son passage. Elle déambule sur la plage, le reste du pays ne l’intéresse plus, pas même les villages où elle allait autrefois prévenir les humains. Peut-être songe-t-elle à cette fille aux yeux clairs qui s’asseyait près d’elle et ne lui parlait pas, elles étaient simplement ensemble à regarder la mer, elle et cette étrangère qui savait se taire et comprenait les signes. Et puis la fille est partie et Malar n’a plus communiqué avec personne. A quoi bon, ils ne savent pas écouter, ils sont coupés de la nature, emmurés dans leur vie, et c’est elle qui passe pour folle, elle dont le ventre palpite au moindre froissement du sol et qui sent venir les tempêtes. Chaque jour, Malar marche sur la même étendue de sable, elle sent que la chose approche, elle le sent à ces tressaillements dans son corps, à l’odeur qui monte le soir de l’océan, une odeur qu’elle reconnaît pour l’avoir déjà respirée une fois, celle de la peur des choses juste avant la violence. Car les galets ont peur comme les hommes, chacun de leurs atomes tremble avant la décomposition qui les propulsera vers d’autres formes, chaque grain de sable attend, plus sensible que les talons qui l’écrasent. Et le corps de Malar communie avec cet effroi parce qu’il n’est plus un corps de femme mais une matière malléable où les éléments s’impriment. Le déferlement des vagues. Le vent, puis son absence. La chaleur sourde des sables remués par la quille des navires. Le parfum des frangipaniers à l’heure déchirée où le soir bascule.

Il est dix heures, elle est debout devant la mer et elle ne sait pas qu’elle a froid. C’est son corps qui grelotte, pendant que les gens la contournent, les Occidentales en maillot sur qui pèse le regard des hommes, les femmes en sari qui se trempent tout habillées. Des rires, des cris. Des enfants qui jouent, aussi. Le jeu humain. Et des chiens, les maigres chiens de l’Inde coupés de chacal, qui furètent le museau à terre en quête d’excréments. Eux non plus ne sentent rien venir. A force de côtoyer les hommes et de vivre de leurs immondices, ils ont oublié leur instinct de bêtes.

Le soleil monte derrière Malar. Elle est là, plantée devant l’océan, les pieds si enfoncés qu’elle sent monter les vibrations de la Terre, et elle ne bouge pas quand  la grève frémit sous sa chair, elle sait que ça commence ainsi.

C’était si léger, presque imperceptible. Ceux que l’instinct n’a pas tout à fait désertés interrogent l’horizon. La couleur de l’eau s’est altérée, trouvent-ils, le soleil ricoche sur une surface morcelée qui ne l’absorbe plus.

D’abord ce n’est rien, un tremblement de sable. Et soudain ils crient, la main en visière sur les yeux.

La première vague les surprend à peine, ils refluent vers les cocoteraies, certains ont eu le temps d’atteindre la route, ils n’auront de l’eau que jusqu’aux hanches, tandis que le reste de la vague achève de mourir dans les champs d’anacardiers où elle dépose le sel de son écume.

Ensuite, la mer se retire. Elle se retire tellement loin qu’elle abandonne des foules de poissons dont le ventre scintille au soleil. Les pêcheurs retournent sur la plage avec des paniers, des filets de corde ou leurs mains nues, on s’avance vers le large à pied sec, sur des étendues vierges où personne n’avait jamais marché, la mer est partie si loin qu’il semble bien qu’elle ne reviendra jamais. Elle revient.

Ils ne s’y attendaient pas, elle arrive sur eux crinière au vent comme un cheval fou, elle les cueille dans sa poussée sauvage, roulés dans sa fureur et absorbés en elle, on entend des cris, encore, une clameur de foule, mais ceux qui hurlent, ce ne sont déjà plus eux, ceux qui se sont laissé  surprendre, ce sont les autres un peu plus loin, qui ont eu le temps de fuir.

Sur la route, plus tard, on les verra s’avancer en colonnes, leurs baluchons à la main et leurs enfants dans les bras, on les verra pendant des jours sous le soleil incessant et la nuit autour des feux de camp. Parfois l’odeur montant dans l’air saturé ne sera pas celle de leurs foyers allumés entre quatre pierres, mais des bûchers fumant sur la grève au long des kilomètres de côtes, l’odeur des morts retournant à leur légèreté première, à leur sinueuse absence et montant vers le ciel, pendant que leurs os nourriront les chiens-chacals de la terre.

Malar n’est ni parmi les morts ni avec les vivants. Elle a disparu, peut-être avec la première vague, on ne saura jamais à quel moment exact son corps a fusionné avec la mer. Mais d’une certaine façon, elle est encore là.

Je l’ai connue quelques semaines de ces mois-là où je marchais sur les routes de l’Inde avec mon sac à dos, elle aussi je l’ai emportée avec moi, mais ce n’était pas un poids sur mes épaules. Elle avait la légèreté voleteuse de l’écume, des pétales d’hibiscus.

Un jour peut-être la mer rendra son sari, un déploiement d’ailes sur le sable, une étoffe impalpable gonflée par la brise. Et sur le sol rouge, je déposerai une fleur.*

* Malar, en tamoul, signifie “fleur”.