La cabane du garde chasse

Tout son univers s’était refermé comme la coquille des grands bivalves lorsqu’ils expulsent l’eau de leur habitacle. Et comme l’eau de mer, il avait été éjecté, chassé de sa bulle, mis hors d’état d’agir. Où et comment se reconstruire un univers ? Existait-il encore  un ailleurs à visiter ? Un torrent d’événements violents avait anéanti tout ce pour qui, pour quoi il s’était tant battu. Il en était là de son existence, les deux pieds dans une boue qui l’aspirait vers le fond … il ne lui restait que des éclats de vie, des brisures de souvenirs … plus rien de son boulot, sa femme, ses amis …

Sa femme était morte d’un cancer au bout de deux années de lutte interminable contre cette maladie capable de ronger la vie à coup de petites dents  acérées, de déchiqueter les chaires, le corps tout entier et l’esprit aussi, même celui de l’entourage resté là, spectateur impuissant en face d’une souffrance sauvage et indomptable. Ces maladies totalitaires réduisent à néant tous les futurs, toutes les destinées au-dessus desquelles elles passent avec une superbe indifférence. Il ne reste que la souffrance et la mort …

Puis ce fut l’entreprise dont la porte se referma sur ses doigts et dont la clé fut mise sous le paillasson de l’inactivité. Tout allait mal depuis quelque temps, le marché avait changé. Les investissements  devenus impossibles depuis de longs mois avaient été suivis par des factures impossibles à régler. Tous les organismes s’étaient donnés le mot pour des réclamations sans limite. Elles s’y entendent, dans le genre surréaliste, toutes ces structures siglées, ficelées, légiférées pour lesquelles le droit n’a plus rien à voir avec la justice !

Il s’était donc retrouvé rincé, râpé, fauché, puant la désillusion, désillusion qui doit être un phénomène contagieux car son regard sur le vaste monde – mais surtout sur ses habitants – s’était éteint. Les projets s’étaient disloqués les uns après les autres. Il n’avait plus rien à échanger avec quiconque. Aucun ami n’avait résisté à cet examen. Il lui fallait prendre de la distance , voir autrement, reprendre son souffle. Certaines bonnes âmes avaient identifié un abandon, une fuite, une démission. Libre à eux de faire cette analyse.

Plus rien ne valait la peine, la douleur était partout. Aucune autre idée ne parvenait à prendre racine. Son esprit tout entier était hanté par l’enfance dont le sentiment de protection persistait encore dans ses veines. Le merveilleux des découvertes qu’il avait faites alors, la concentration décuplée dans laquelle il s’était absorbé totalement, l’application qu’il avait déployée pour apprendre à lire les bruits, observer le tremblement d’un feuillage au cours des grandes marche en forêt avec le vieux garde chasse, lui semblaient être un refuge salvateur.

La seule ouverture était un retour vers la forêt, à l’ombre fraiche de ses grands arbres capables d’arrêter le soleil, sous cette voute verte qui sent l’humus piqué d’acidité, relevé d’un rien de champignon.  Quand les mousses onctueuses soupirent sous les pas du marcheur, il sait qu’il reconnaîtrait l’émotion vécue là où la lumière s’incline sous un ciel de feuilles vibrantes, là où l’homme s’efface devant les forces primales. Il se souvient du chien fou qui le nez au ras du sol, courrait de bonheur, gavé d’odeurs sylvestres et animales.

Cette semaine, s’est décidé, il part à la recherche de la cabane du garde chasse.

Il a ressorti, brossé, ciré ses vieux brodequins au cuir quelque peu craquelé, enfilé son barbour lustré par l’âge, bourré son sac à dos de victuailles de première nécessité et d’objets divers afin de vivre encore un peu de cette effervescence qui annonçait une plongée vers les sources vives. Il veut retrouver sa forêt des hunts, il veut coller son dos contre leurs troncs puissants, il veut sentir leur sève palpiter, il veut se retrouver au cœur du sanctuaire hypèthre et fantasmer ses délires de gosse. Peut-être la sève des arbres millénaires viendra-t-elle couler dans ses veines ? Il sera alors invincible ou il sera mort.

En claquant la portière de sa voiture abandonnée dans l’allée forestière, il remplit ses poumons d’une large bouffée de liberté. Et armé de ses souvenirs, il s’engage dans l’allée cavalière avec l’allure souple et déterminée qui permet de remonter le temps. Les forces de son corps sont décuplées par la quête dans laquelle il vient de s’investir tout entier. Il marche, enjambe les broussailles épineuses et traitresses,  se plie sous les frondaisons qui le retiennent aux épaules, franchit les rus qui cavalcadent en ricanant.

Le temps n’a plus de prise, il marche, l’œil brillant d’une fièvre reconquise, il marche, au-delà de la fatigue, ses jambes le portent malgré elles. La forêt l’enveloppe de plus en plus intimement. Les branches ont si bien éloigné le soleil qu’il ne sera pas le témoin. Mille yeux curieux guettent ce chasseur sans fusil qui remonte le fil de sa vie à grands pas mêlant son odeur aux muscs de la forêt. Les racines se soulèvent à son passage au rythme des pulsations de son cœur. Les troncs craquent sentant la nuit venir. Le souffle du vent s’apaise jusqu’au silence.

La cabane se tient cachée au creux de l’enfance et l’empire sylvestre s’empare de l’espace qui s’embrume imperceptiblement. Il n’y a plus de boussole dans la tête de l’homme, plus de montre à son poignet. Il s’arrête un moment, contemple le grand arbre, plaque son dos contre l’écorce qui chuchote son nom dans la langue des runes, puis se laisse glisser jusqu’au lit de mousse chauffé par les rayons du jour qui a fui. Il s’assied doucement et respire profondément la nuit bruissante qui s’emplit d’une vie cachée.

Il n’est jamais ressorti de la forêt. Dans la voiture endormie, au bord de l’allée cavalière, une lettre attendait son lecteur, la pluie avait délavé l’encre à travers la fenêtre restée entr’ouverte.